L’histoire de la couleur bleue
Ceci n’est pas du bleu…
Par : Léah Thomas-Bion, sémiologue
Le bleu, vaste couleur, vaste projet! Le bleu est omniprésent dans notre culture, il est même dit que c’est la couleur préférée des Européens. Le bleu rappelle la mer, le ciel, le nourrisson… c’est bien simple il apaise.
Mais d'où vient le bleu? Quel a été son chemin jusqu’à nous? A-t-il toujours bénéficié de cette bonne presse aux yeux du monde et du spectre colorimétrique?
C’est ce que nous allons voir aujourd’hui à travers une étude diachronique retraçant son parcours de du Néolithique jusqu’à l’an 1000 environ.
Au sommaire :
Introduction sur la couleur bleu
Des civilisations aveugles?
De la guède à l’indigo: la révolution du bleu
Le bleu dans les traités de couleurs
Le bleu se rebelle
L’an mil fait peau neuve au bleu
Le 12 ᵉ siècle
La plus belle des couleurs?
Mais avant ce petit retour en arrière, le ponte de la couleur, le pape de la symbolique spectrale, coloriste en chef, j’ai nommé Michel Pastoureau tient à nous mettre en garde sur quelques notions.
Le spectre et l’ordre spectral des couleurs sont inconnus avant le 17ᵉ siècle.
L’articulation entre couleurs primaires et couleurs complémentaires n’émerge que lentement au cours du 17ᵉ pour ne s’imposer qu’au 19ᵉ.
L’opposition entre les couleurs chaudes et froides est conventionnelle et fonctionne différemment selon les époques : au Moyen Age le bleu est une couleur chaude.
Selon les sociétés, le spectre, le cercle chromatique, la notion de couleur primaire, la loi du contraste, la distinction entre cônes et bâtonnets ne sont pas des vérités mais des étapes dans l’histoire des savoirs.
Toute histoire ne peut-être qu’une histoire sociale, c’est la société qui fait la couleur, la couleur se définit d’abord par un fait de société, elle lui donne sa définition, son sens.
Une couleur ne vient jamais seule, elle prend son sens, ne fonctionne pleinement qu’associée ou opposée à une autre.
Il est sans doute exagéré de dire que le bleu n’a pas toujours existé mais force est de constater que l’on ne retrouve pas de bleu au paléolithique. L’homme de cette époque teint en jaune et en rouge ou ne teint pas.
Pourtant c’est bien une couleur présente depuis la nuit des temps, le ciel lui…a toujours été bleu. Mais la couleur du ciel n’a jamais fourni de recette magique sur sa composition et ainsi, on peut expliquer la discrétion de cette couleur par sa difficile maîtrise.
Comme une chose en entraîne une autre, si elle n’est pas maîtrisée elle n’est pas présente et si elle n’est pas présente… elle possède une charge symbolique trop faible. Donc pas de bleu pour susciter des émotions, transmettre des idées ou organiser un système.
Pourtant, et c’est là un point particulièrement important, la fonction classificatoire est la première des fonctions dans toute société.
Un autre point révélateur sur la discrétion de cette couleur, c’est son appellation. En effet, dans plusieurs sociétés il a été constaté qu’il n’y avait pas de consensus pour cette couleur.
Dans la Bible, c’est un terme hébreu qui est utilisé pour retranscrire une nuance de bleu profond et dense, or aucun des coquillages dont se servent les peuples de la Méditerranée en bleu ne produit une couleur stable et précise. Souvent, au contraire, ils donnent des tons allant du rouge au noir.
Pour peindre on utilise des pierres
Mais seul le lapis fournit un pigment dont se servent les peintres. Cependant les principaux gisements de lapis sont loin: Chine, Tibet, Iran, Afghanistan et l’extraction est longue et difficile à trouver. Et comme Platon aime le rappeler: “La connaissance des mots conduit à la connaissance des choses”.
Des civilisations aveugles?
C’est la question que des philologues se sont posés relativement à la pauvreté du vocabulaire concernant le bleu. Chez Homère: sur 70 adjectifs qualifiant éléments et paysages, 3 seulement sont des adjectifs de couleurs.
Des termes désignent le bleu des yeux ou le noir d’un vêtement mais jamais celui du ciel ou de la mer. Mais ces termes ne définissent pas une couleur. Plutôt une idée de faible concentration de la couleur. On l’utilise pour le miel, les feuilles, les yeux… D’autres termes eux, désignent une couleur sombre qui peut aller du violet au noir, en passant par le bleu.
Au Moyen Âge avec le latin classique et médiéval beaucoup de termes existent mais tous sont polysémiques, imprécis et discordants. Ce qui favorise l’arrivée de deux termes: BLAVUS, terme germanique et AZUREUS, terme arabe. Ces deux termes prendront le pas dans les langues romanes.
Il faut alors s’interroger sur la place du bleu dans l’univers textile. Les premiers fragments de tissus peints ne sont pas européens, mais asiatiques et africains.
En Europe on attend la fin du 4ᵉ millénaire avant notre ère et tous s’inscrivent dans la gamme des rouges. D’ailleurs jusqu’au début de l’époque romaine en Occident, teindre une étoffe consiste à substituer sa couleur d’origine par une couleur prenant place dans la gamme des rouges.
Entre luminosité et densité… pas de place pour le bleu. Dans la sensibilité antique se dessinent deux axes relatifs aux couleurs:
Leur densité
Leur luminosité
On distingue le couple blanc / noir: qui induit un rapport à la lumière. Puis le couple blanc / rouge: qui induit un rapport à la concentration, à la densité de la couleur. Le noir est sombre, le rouge est dense. Le blanc est le contraire des deux. Ainsi, on peut constater que dans les sensibilités antiques, le bleu n'apparaît pas, ou du moins, il n’exerce pas de fonction symbolique et sociale.
Aussi, on note l’influence des Anciens: Pline développe la théorie des meilleurs peintres: disant qu’ils ont l’habitude de réduire leur palette à 4 couleurs: blanc, jaune, rouge, noir.
Pour les Égyptiens c’est une couleur bénéfique qui éloigne les forces du mal, elle est associée ainsi aux rites funéraires. Voici en exemple une peinture provenant de la tombe du pharaon Haremhab (1332-1305).
En Grèce il n’est pas vraiment valorisé, mais c’est parfois une couleur de fond.
Enfin, les Romains voient dans le bleu une couleur sombre, orientale ou barbare.
Ce système chromatique blanc-rouge-noir, prend fin au 12ᵉ siècle et commence à s’étendre à un spectre de 6 couleurs. Sur lequel nous vivons aujourd’hui.
C’est ici que le bleu intervient. Mais, dans quelle mesure intervient-il? Qu’est ce qui permet de teindre et surtout qui l’utilise? Si les Romains, avides de conquêtes teignent beaucoup en rouge.
Les Celtes et les Germains, eux, teignent beaucoup en bleu. Et ils le font avec la Guède. Ils ont l’habitude de se teindre les cheveux et le corps avec cette couleur. Afin d’effrayer leur adversaire. Ainsi, le bleu est une couleur dont on se méfie. Elle est associée à la mort et aux enfers. Se vêtir de bleu est dévalorisant ou excentrique.
De la guède à l’indigo: la révolution du bleu
C’est une plante crucifère poussant à l’état sauvage, sur des sols humides ou argileux. Le principe colorant réside dans ses feuilles. Mais le procédé est long et complexe. Ainsi on ne le voit pas beaucoup.
Le 13 ᵉ siècle voit vraiment les tons bleus débarquer dans les teintureries et la plante devient alors une plante industrielle et cultivée dans un but tinctorial.
Mais la vraie révolution c’est l’indigo. Elle débute avec les peuples du Proche Orient, car c’est une matière qui provient d’un arbuste de cette région: l’indigotier. Il pousse en buisson et ne dépasse pas les deux mètres. Son principe colorant est bien plus puissant que celui de la guède. Sa teinte est solide, et surtout, ne nécessite pas de mordançage pour faire pénétrer la couleur: l’exposer à l’air libre suffit.
Le bleu dans les traités de couleurs
Ces traités existent depuis l’Antiquité et sont importants pour l’histoire de la couleur, ils sont repris par la science arabe puis par l’Occident médiéval.
Trois puissants : Platon, Epicure, Pythagore.
Ils s’efforcent de déterminer le nombre de couleurs présentes, les nomment et définissent : les opinions se partagent entre 3, 4 et 5 couleurs. Et aucune ne mentionne le bleu.
Au Moyen Âge, le bleu reste peu valorisant et peu valorisé. Il est quand même présent dans la vie quotidienne. Que ce soit dans les étoffes des vêtement mérovingiens, qui sont des héritages celtes. Cependant, et de façon plutôt étonnante, il est peu présent dans la liturgie. Etonnant oui car pour le christianisme qui voue un culte au ciel et à la lumière divine, on s’attend au contraire…
Faisons une alors une incursion dans le christianisme et ses couleurs. On note une prédominance des couleurs blanches et des vêtements non teints. Le prêtre, dans ce sens, célèbre souvent l’office avec son costume ordinaire.
Puis le blanc est ensuite réservé aux fêtes plus solennelles comme celles de Pâques. Pourquoi ? Et de quel blanc parle t-on?
C’est une blancheur théorique car teindre un vêtement blanc est difficile jusqu’au 14 ᵉ siècle. Avant cette date, ce n’est possible que sur le lin. On parle alors ici d’un blanc écru. Aussi, dans la liturgie, c’est moins en termes de couleurs que d’aspect que c’est intéressant. En effet, on se contente surtout de bannir les vêtements rayés, bariolés et voyants pour rappeler la primauté du blanc. On note un nom important dans la théorisation de ce domaine : Lothaire Conti, surtout connu sous le nom papal Innocent III.
Nous voyons ici que le bleu n’apparait pas, ni dans la liturgie d’un point de vue pragmatique, on ne teint pas par défaut en bleu, mais en blanc, ni dans ce qu’elle serait associée à des fêtes spécifiques du calendrier, comme le rouge le noir ou le vert.
Le bleu se rebelle
Mais le bleu arrive doucement mais sûrement et trouve sa place dans les églises, grâce au vitrail et à la peinture! La liturgie cependant ne l’acceptera jamais dans ses codes, car il est arrivé trop tard. Il apparaît parfois, mais en second plan dans les livres d’enluminures pour signaler la présence de l’intervention divine, couplée à la figure d’un saint, d’un empereur, d’une vierge…
De quel bleu s’agit-il? C'est ici un bleu sombre qui tire presque vers le violet.
L’an mil fait peau neuve au bleu
En effet, à partir de cette époque, les bleus se dé-saturent et s’éclairent, c’est une véritable révolution! Souvenez vous de cette distinction que l’on fait entre lumière et densité au début..ici le bleu va vers la lumière.
Car pour les hommes de science de l’époque, le bleu c’est d’abord la lumière. Et ainsi, symbolise également la lumière divine dont on a parlé juste avant.
Mais cette théorie n’est pas équivoque et nous allons avoir besoin de nous pencher sur les schismes qui apparaissent à ce moment-là, tant ils auront d’influence sur l’histoire de la couleur.
Allons nous intéresser alors au combat du siècle: les chromophobes contre les chromophiles.
Chromophiles : La couleur c’est la lumière yay!
Guerrier en chef : Suger
Création : Abbatiale de St-Denis
Ici la lumière est la seule partie du monde sensible qui soit à la fois visible et immatérielle
Elle est visibilité de l’ineffable. Comme telle, on peut dire qu’elle est une émanation de Dieu.
Étendre la place de la couleur c’est repousser les ténèbres.
Chrimophiles : la couleur c’est péché. Le noir c’est mieux. Be less.
Guerrier en chef : Saint Bernard de Clairvaux
Création : églises cisterciennes
Cette école pense que la couleur c’est de la matière donc quelque chose de vil, de méprisable. D’inutile. S’appuie sur une étymologie qui rattache ce terme à la famille du verbe celare: cacher: la couleur est ce qui cache, ce qui dissimule, ce qui trompe. Elle n’est en rien une émanation de la divinité mais est un artifice futile ajouté par l’homme. Elle est un véritable obstacle au transitus qui doit conduire l’homme vers Dieu.
Même si le bleu ne fait pas l’unanimité, il avance quand même et se fait une place progressivement dans le monde du culte, alors extrêmement important.
Le 12ᵉ siècle
C’est véritablement à partir du 12ᵉ siècle que le bleu cesse d’être une couleur de second plan et coupe définitivement avec la pauvreté d’apparition qui fut la sienne de l’Antiquité au Moyen Âge.
Il devient à partir de là une couleur aristocratique parfois, mais surtout, il devient une couleur à la mode. Ainsi, sa valeur économique se décuple, sa place dans la Création se décuple et sa vogue dans le vêtement s’accentue. Sa place dans la création s’affirme avec une figure que nous connaissons bien: celle de la Vierge Marie. À partir du 12ᵉ siècle le bleu devient un de ses attributs obligés. Le manteau bleu prend sa place. Mais si au départ, avant le 12ᵉ la vierge était vêtue de noir, de gris etc, avec la promotion du bleu, les maitres verriers s’efforcent de faire coïncider la couleur avec sa nouvelle conception, celle de la lumière.
Ainsi, l’extraordinaire essor du culte marial assure la promotion de ce nouveau bleu. On a même une nuance de bleu définie qui sera utilisée dorénavant pour les vitraux: le bleu de Chartres.
Les vitraux de la cathédrale Notre-Dame de Chartres valent vraiment de s’y arrêter les admirer, on y compte un ensemble des plus magnifiques et des plus…bleus. Ce bleu verrier, selon Michel Pastoureau, exprime une conception nouvelle du ciel et de la lumière.
Les maîtres verriers versus les émailleurs. Comme les vitraux sont de plus en plus bleus, les émailleurs s’inspirent de cette mode et contribuent alors à diffuser les nouveaux tons de bleus sur des objets liturgiques. Les enlumineurs quant à eux commencent à associer ou opposer les fonds rouges et les fonds bleus à l’intérieur des manuscrits.
Enfin, quelques grands personnages se mettent à imiter la reine du ciel, dont.. le roi de France. Saint Louis IX est le premier à le faire.
C’est à partir de ce roi, que la bleu prend encore une autre dimension. Car grâce à lui, le bleu s’attaque aux armoiries. En effet, lorsque le roi arbore une nouvelle couleur, les seigneurs s’en inspirent, à la façon d’une mode. Le roi de France utilise un azur semé de lis d’or. Il est à l’époque le seul souverain d’Occident à utiliser du bleu dans ses armoiries.
Alors le bleu se retrouve à une place de choix dans la vie sociale. Et surtout dans les blasons. Le prestige de la France induit que bien des familles et des individus par imitation introduisent l’azur dans leurs armoiries, puis la chrétienté occidentale: ainsi la couleur apparaît sur d’autres supports: sacres, couronnements, rituels monarchiques, joutes…
Le bleu est traduit, dans le langage héraldique - celui du blason- par le mot Azur. Il peut être entendu comme du bleu clair ou du bleu foncé mais peu importe car les blasons nous arrivent en langage héraldique.
Selon des études statistiques, on note une constante progression du bleu. Et une rivalité avec le noir. La littérature, elle aussi, présente un état des lieux: si au départ on ne connaît pas de chevalier bleu, finalement elle produira: Le dit du chevalier bleu, un personnage de premier plan aux armoiries bleues.
La plus belle des couleurs?
Le bleu devient, à la fin du Moyen Âge, de plus en plus associée par les textes littéraires à l’idée de joie, de réconfort et de paix.
Une aura qu’elle a de nos jours également selon les études citées au début de cet article, comme étant la couleur préférée des Européens. Mais entre le Moyen Âge et notre époque, beaucoup de choses vont changer. Notamment avec les lois somptuaires.
Nous verrons cela dans une deuxième partie…
Pour aller plus loin :